La cime des plus beaux chênes ne repousse jamais...
Hommage à ma Maman Joelle Contrèras, décédée subitement le 27 juillet 2010 Maman, ma petite Maman ! De mes doux rêves d'enfant à mes ancrages d'adulte, j'avais tout projeté pour vous deux, Maman, sauf ce jour où j'aurais à t'écrire tout ce que ton départ précipité et brutal me priva de te dire. Mardi midi, en souffrance, le repas familial a refroidi sur la cuisinière, les couverts sont restés désespérément vides et notre table désolée, lorsque l'irréparable a surgi. Toi qui fus tellement pour nous et plus encore, tes enfants, Papa, ton gendre Eric, Jan et Pauline tes petits-enfants, tes soeurs Sylviane et Françoise, ton frère Jean trop tôt disparu, pour tes parents, la famille, les amis et amis des amis, je pensais avoir quelques belles décennies devant moi pour vous rendre un peu de tout ce que vous aviez été pour moi, Maman... Toi, si soucieuse de nous qui décelais sur nos visages ou dans d'infimes troubles comportementaux, la signature du moindre mal-être, mardi, comme en cauchemard, je t'ai vue t'en aller, hébété, sans savoir rien entreprendre qui pût te retenir... Aujourd'hui, parmi les tiens, j'erre, éperdu, dans cette maison si belle et subitement si grande, dans ce parc arboré où toutes ces fleurs que tu aimais tant sont éplorées, chefs d'oeuvre de toute une vie de sacrifices et de privations et dont tu auras juste omis de profiter. J'erre, avec sur et en moi, le poids de tout l'échafaudage, de mes rêves brisés et de mille questions sans réponse... Qu'est-ce que tu nous as fait, Maman ! L'apercevais-tu seulement, tu étais une "daüne", une de ces maîtresses de maison béarnaises, pénétrées de l'idée que leur passage sur Terre était assorti de missions transcendant leur propre existence, transmises de mère en fille et consistant essentiellement à pérenniser le clan familial et son emprise sur la terre. Oui Maman, tu étais une daüne, humanité aujourd'hui quelque peu menacée autour de laquelle toute vie familiale propice à l'épanouissement et au bien-être de chacun, des aïeux aux nouveaux-nés, devenait possible. Relégant tes soucis personnels, dépassant souvent ta condition physique, peut-être au péril de ta propre consomption, élevant au-dessus de tout l'intérêt général, le dialogue et l'harmonie entre tous les ressortissants de la "case" et veillant en toutes circonstances sur l'image discrète et honorable, finalement ton image, filtrant de la famille, tu relevas chaque jour avec une énergie époustouflante et une abnégation confondante, les défis de l'ordinaire, des tâches ménagères à la médiation inhérente à tout groupe humain, seule garante de l'entente cordiale et du modus vivendi. Notre maison était ouverte, ton visage avenant, ta voix aimable et engageante, imperméabilisés aux épreuves du moment, indiquaient aux amis de passage, aux parents, aux alliés, qu'ici il faisait bon entrer, s'asseoir et parler, partager un café, un repas, préparé par tes soins. Enfant, je me souviens de Tonton Jean, ton frère, Maman, si tôt emporté par ce même mal terrible contre lequel, beaucoup plus tard, ultime combat victorieux de ton existence écourtée et exemplaire, tu investis tout ton amour et ton infaillible sens du devoir pour sauver Papa. Je t'entends encore me glisser, des trémolos plein la voix : "j'aimerais qu'on le garde avec nous quelques bonnes années de plus quand même..." Maintenant, si tu savais quel déchirement l'écho de ces paroles produit en moi, Maman... Je revois aussi ton visage inquiet se pencher sur mon lit de malade, ta main sonder mon front fiévreux. Souffrant, j'entends encore tes pas empressés vers ma chambre, ta douce voix dissiper mes craintes d'enfant, chasser les sombres nuages de mes pires cauchemards. Tu fus tellement pour moi, pour nous, trop peu pour toi sans doute. Chemin faisant, j'ai beaucoup appris, j'ai beaucoup pris de toi, Maman. Ta générosité, ton dévouement, ton attachement, ton attention à l'autre, à tous les autres où tu nous donnais souvent à partager un peu de la souffrance de familles et de gens dont, jeunes, nous ignorions jusqu'au nom, forçaient mon admiration et forgeaient notre humanisme. Fondamentalement, tu aimais les gens, Maman... Souvent je te titillais respectueusement sur ton sens aiguisé des économies familiales, sur ton traitement pointilleux des affaires courantes, ta digestion de paperasse, autant de menus détails dont l'observation éveillait en moi une vive émotion et pour lesquels je te vouais une admiration et une gratitude infinie. Je me suis heurté et conformé à tes qualités morales, j'admirais ta droiture, ton honnêteté, ton intégrité, ton sens inné du bien et du mal, ta discrétion, ton humilité, la sincérité et la profondeur de tes convictions, cette fermeté, cette volonté inflexibles, indéfectibles, qui furent les fils conducteurs de ta vie, raides, vertigineux parfois mais tellement structurants pour l'être en construction que j'étais et qui manquent si cruellement de nos jours. Avec le temps tu étais devenue mon censeur moral, mon juge de paix, comme le Pic d'Anie l'était jadis pour les souletins et les béarnais. Embrassant la carrière de tes parents, nos grands-parents, Nancy et Pierre Camougrand, dont je me devais ici d'évoquer la mémoire, tu militas longuement et activement au parti socialiste salisien. Et aujourd'hui je me souviens ému, de ce doux dimanche 10 mai 1981, où, rose rouge à ton poing, François Mitterand fut élu président de la République, et qui fut pour toi et pour nous tous un vrai jour de fête. Vous étiez jeunes. En 1979, notre maison, payée à la sueur de votre front et parfois au prix de bols de café au lait avalés le soir en guise de repas, venait de sourdre de terre. Aussi, ce 10 mai 1981, pour la première fois je vis ouvrir une bouteille de champagne, offerte, dans notre maison. Depuis, le parti comme la société ont évolué, il y a eu d'indiscutables progrès, quelques ratés sans doute, mais aussi des déceptions et des trahisons... Quoique ton âme de militante en souffrît, tu restas toujours fidèle à tes convictions, tenant le message socialiste pour supérieur aux hommes chargés de le promouvoir. Maman..., au trèfonds de l'épouvante de cette nuit du 20 octobre 2008, où, à 4 heures du matin, comme je me rendais à la gare de Pau pour rallier le train de quelque grande manifestation parisienne, j'échus en chemin sur la barbarie des temps modernes, c'est encore ta voix qui répondit à mon appel désespéré et je vois toujours ton visage raviné d'anxiété et de chagrin lorsque nos regards se croisèrent par une porte entrebaillée du commissariat. Maman, toi, si prompte à t'alarmer, dont l'instinct s'étendait tel des ailes protectrices sur chaque instant de nos vies, toi qui fus toujours là pour nous tous avant même que, très souvent, nous ne t'eussions rien demandé, depuis quelques mois ton corps était la proie de souffrances confuses et pugnaces, qui te causaient une immense fâtigue, et ces derniers temps il m'apparaissait que ton si aimable visage, portant déjà les stigmates de tant de combats assumés, de toutes les peines et de tous les outrages éssuyés, se creusait chaque jour davantage. Je mettais ceci sur le compte de ce mal étrange et sur lequel nous attendions, confiants, les lumières de la médecine. Maman, toi qui fus tellement, pardonne-moi si je n'ai rien décrypté qui eût contribué à te garder encore, de longues années, à voir refleurir chaque printemps tes roses, à regarder grandir Jan et Pauline, tes adorables petits-enfants dont tu étais si fière et dont la présence à tes côtés ravivait ton sourire. Mardi, tu t'es effacée, discrètement, presque subrepticement, à quelques mois de cette retraite tellement attendue et si méritée, à la mode de tous ces gens d'honneur, de ces "daünes" et "caps de case" d'un Béarn ébranlé dans ces fondements. Emportant des pans entiers d'insouciance et de joie de vivre, tu laisses derrière et malgré toi un grand vide, que dis-je, un gouffre béant, un abysse, une famille unie, mais durablement décimée, désemparée, déboussolée. Désormais il va falloir suturer pour reconstruire, nous projeter tous ensemble et dans nos vies personnelles, en ta mémoire et suivre le sillon que tu as tracé pour nous. Mais tu as tellement payé pour le savoir, Maman, la cime des plus beaux chênes ne repousse jamais.