Le Basilic, de Pline à Bladèr, un vieux serpent de puits
Le Basilic
Été 1860. Les ailes noires de la peur et la mort planent au-dessus des places des villages gascons. Un peu partout, des gens disparaissent, majoritairement des enfants, et on ne les revoit jamais. Rapidement les autorités juridiques ont confié un dossier d'instruction au juge agenais Jean François Blader(1). Le jeune juge, doté d'une solide culture classique, lance illico ses investigations. Recoupant les témoignages et les indices recueillis, quelques coïncidences troublantes accaparent bientôt sa réflexion : les disparitions sont précédées, quelques jours auparavant, d'épidémies virulentes dans les villages concernés. Gastro-entérites, diphtéries, quelques cas de choléra et même de peste sont signalés. À chaque fois, la source de contamination et de diffusion des pandémies est un puits de la commune où les habitants viennent puiser leur eau. C'est aussi aux abords de ces puits que les disparus ont été aperçus pour la dernière fois. Se penchant sur la personnalité de chaque victime, le juge Blader isole quelques points communs primordiaux : les "évaporés" étaient tous connus pour cracher ou jeter des cailloux dans les puits et les plus jeunes avaient tout récemment subi les foudres de leurs parents pour cela.
Août 1860. Une épouvantable pandémie sévit à Mauvezin en Bigorre. Très vite les soupçons se tournent vers le puits d'une maison qui fournit l'eau de la ville entière. Alarmé, le propriétaire pense qu'une charogne a contaminé l'eau et demande à sa servante d'aller chercher trois espagnols, à chaque époque ses immigrés tacherons, pour l'en extraire.
La jeune fille, tout récemment docteur ès lettres classiques de l'Université de Toulouse le Miralh, et qui survit en faisant des ménages, dans l'attente d'un poste, comme frappée d'une réminicence ou d'une intuition géniale, demande à son patron de différer le recours aux trois espagnols et revient de sa chambre avec un petit miroir. S'inclinant sur la margelle, elle canalise les rayons du soleil au centre du miroir et les réfléchit vers l'eau ténébreuse du fond du puits. Comme les rayons touchent l'eau on observe un bouillonnement étrange et difficilement explicable. Il n'y a pas une mais deux charognes au fond du puits. Le temps de s'enquérir des trois espagnols et, en présence du préfet, du médecin légiste et du juge Blader, alerté et arrivé entre temps, on extrait les deux cadavres du puits. Le premier est "un gros chien pourri", consignera le juge dans le dossier d'instruction.
Quand nos braves espagnols remontent avec le deuxième, tous restent muets d'étonnement : "La sale bête avait le corps semblable à celui d'une loutre, avec une tête d'homme couronnée d'or, comme les empereurs et les rois", écrira le magistrat dans son rapport final d'instruction remis au Procureur en 1867.
Depuis ce jour d'août 1860 à Mauvezin comme dans le reste de la Gascogne, les épidémies virulentes et les disparitions mystérieuses cessèrent. Le juge Blader put boucler son dossier d'instruction en toute quiétude. Déposé sur le bureau du Procureur Legidor celui-ci est enregistré au nom de : "Le Basilic".
Le Basilic de l'Antiquité :
Le mythe du Basilic remonte à l'Antiquité. En grec Basilicos ou "Basiliskon" est le petit roi.
Au premier siècle, inspiré, semble-t-il par une sorte de cobra africain qui crache son venin mortel sur ses ennemis, le Romain Pline l'Ancien (23-79), dans le livre VIII de Naturalis Historiae Opus, mentionne pour la première fois l'existence du Basilic et en fait la monographie : un tout petit serpent d'une dizaine de centimètres de long, avec une tache blanche évoquant un couronne sur la tête et probablement fait du sang de Méduse, une Gorgone. Au toucher ou de son souffle, il brûle l'herbe, fait périr les arbrisseaux et éclater les pierres. Son venin est suffisamment puissant pour dissoudre des rochers. Le Basilic de Pline n'a qu'un seul ennemi, la belette, et il conviendrait que ses oeufs soient couvés par un crapaud pour engendrer un nouveau Basilic. Enfin, "l'eau où ils s'abreuvent reste empoisonnée" précise Pline l'Ancien.
Durant toute l'Antiquité, peu de héros ont réchappé à un combat contre un Basilic. Pline l'Ancien, lui-même, rapporte qu'un chevalier parvint à tuer un Basilic en le transperçant avec une lance. Mais le venin remonta par la lance et fit périr l'homme et le cheval. Parmi tous, Alexandre le Grand semble le seul triomphateur : il fit construire de grandes cages de verre pour y loger son armée. De là ses hommes purent larder les monstres sans être vus.
Le Basilic du Moyen Âge :
Le Basilic appartient au bestiaire du Moyen Âge où il est connu comme roi des serpents. Il est essentiellement décrit comme une créature hybride. Il a la tête d'un dragon avec une couronne de chair excroissante, le corps d'un serpent et des ailes de coq. Il naît d'un oeuf parfaitement pondu par un coq de 7 à 14 ans dans un tas de fumier où il est couvé par une grenouille, un crapaud ou un serpent. Le Basilic médiéval est particulièrement effroyable : transpirant et luisant de venin, il peut tuer et pétrifier sur le champ du regard celui qui croise son chemin. Un antidote naturel, la "rue", ruta officinalis, un arbrisseau, peut etre d'un grand secours. Sinon subsistent deux autres échappatoires à la mort. Le premier consiste à repérer le Basilic en premier, ce qui neutralise le pouvoir malfaisant de ses yeux. De même, le chant d'un coq le met en fuite. Cela dit, la belette reste le seul animal qui n'a rien à craindre du Basilic, voire qui peut l'attaquer. Enfin, un téméraire imagina la seule possibilité de s'emparer ou de tuer un Basilic et y parvint : il utilisa un miroir pour lui renoyer son image mortelle tout comme Persée se servit de son bouclier avant de décapiter Méduse la Gorgone. La légende dit qu'un Basilic serait mort à Bordeaux, tué par son image au fond d'un puits où il s'était replié, dans une rue baptisée depuis lors "Carrère deu Miralh".
Le Basilic de Blader :
Suivant la théorie de l'évolution des espèces de Darwin, il est très difficile d'imaginer ce qu'a pu devenir la branche des Basilics. Le monstre sorti du puits de Mauvezin au 19ème siècle, après avoir été tué par sa propre image renvoyée par le petit miroir d'une servante inspirée était une créature effroyable au "corps de loutre, à la tête d'homme couronné dor, comme les empereurs et les rois" aux dires de l'enquêteur, Jen François Blader, juge à Agen et collecteur de contes traditionnels. Dans son dossier d'instruction, intitulé "Le Basilic" et publié dens le deuxième tome des Contes de Gascogne, Blader verse quelques pièces d'importance sur le compte de la bestiole. Elle ne redoute ni le poison ni le métal. Voyageant sous terre où elle séjourne plus volontiers dans les puits et les citernes, un peu comme son cousin supposé de la rue du "Miralh" à Bordeaux, "d'un seul coup d'oeil elle fait choir raides morts hommes et bêtes", précise le magistrat. Sans pouvoir conclure scientifiquement à la supériorité intellectuelle du Basilic gascon sur le règne animal, peut-être vaut-il mieux y lire la signature d'un psychopathe, il est à remarquer qu'il cible ceux qui jettent des cailloux ou crachent dans les puits, comme ayant pris conscience, un siècle et demi avant les écologistes, de la nécessité de protéger, de sensibiliser et d'éduquer à la protection des ressources naturelles. À commencer par les plus jeunes.
Par-delà l'évolution morphologique naturelle, le Basilic de Blader cultive des éléments de ressemblance troublants avec ces ancêtres médiévaux et antiques. Sa naissance et sa vie sont régis par un cycle de sept ans. Comme le Basilic de Pline il semble qu'il empoisonne l'eau et qu'il peut tuer tout être vivant du regard ainsi que le faisait son aïeul médiéval.
Symbolisme du Basilic :
Le Basilic serait une représentation du pouvoir royal qui foudroie ceux qui lui manquent de respect, de la femme de mauvaise vie qui dévoie ceux qui la méconnaissent et donc ne peuvent la fuir, des dangers mortels de l'existence que nous ne saurions apercevoir à temps, dont la seule protection des anges divins peut nous prémunir :
Les anges te porteront
pour qu'à la pierre ton pied ne heurte ;
sur le lion et la vipère (basilic) tu marcheras,
tu fouleras le lionceau et le dragon (Psaumes, 90, 12-13).
Annexes :
I Le texte de Pline :
De Basiliscis serpentibus
Eadem et basilisci serpentis est vis. Cyrenaica hunc generat provincia, duodecim non amplius digitorum magnitudine, candida in capite macula ut quodam diademate insignem. sibilo omnes fugat serpentes nec flexu multiplici, ut reliquae, corpus inpellit, sed celsus et erectus in medio incedens. necat frutices, non contactos modo, verum et adflatos, exurit herbas, rumpit saxa: talis vis malo est. creditum quondam ex equo occisum hasta et per eam subeunte vi non equitem modo, sed equum quoque absumptum. atque huic tali monstro – saepe enim enectum concupivere reges videre – mustellarum virus exitio est: adeo naturae nihil placuit esse sine pare. inferciunt has cavernis facile cognitis soli tabe. necant illae simul odore moriunturque, et naturae pugna conficitur.
Des Basilics
Le serpent basilic est d'égale puissance. La province Cyrénaïque le produit ; sa longueur n'excède pas douze doigts ; il a sur la tête une tache blanche, qui lui fait une sorte de diadème. Il met en fuite tous les serpents par son sifflement. Il ne s'avance pas comme les autres en se repliant sur lui-même, mais il marche en se tenant dressé sur la partie moyenne de son corps. Il tue les arbrisseaux, non seulement par son contact, mais encore par son haleine; il brûle les herbes, il brûle les pierres, tant son venin est actif. On a cru jadis que, tué d'un coup de lance porté du haut d'un cheval, il causait la mort non seulement du cavalier, mais du cheval lui-même, le venin se propageant le long de la lance. Ce monstre redoutable (on en a fait souvent l'épreuve pour les rois, désireux d'en voir le cadavre) ne résiste pas à des belettes; ainsi le veut la nature : rien n'est sans contrepoids. On les fait entrer dans des cavernes, que l'on reconnaît facilement parce que le sol est brûlé alentour; elles tuent le basilic par l'odeur qu'elles exhalent, et meurent en même temps. Tel est le résultat du combat de la nature avec elle-même.
II Le texte de Jan-Francés Blader :
Lo Baselic
Que i a ua bèstia sauvatja, cent còps mei tarribla que los lions e los orses. Qu'ei lo Baselic. Per bonur, qu'ei lo sol de son espècia.
Lo Baselic qu'a lo còs d’ua loira, dab un cap d’òmi coronat d’aur, com los emperaires e los reis. Contra eth, lo hèr, lo plomb, lo poson, ne pòden pas arren. D’ua sola espiada que hè càder reddes mòrts los òmis e las bèstias. Autanlèu qui li hèn véder son visatge dens un miralh, que crèba. Mes un aute Baselic que vad sèt ans après.
Nuèit e dia, lo Baselic que viatja devath tèrra, en cercar lo hons de las cistèrnas e deus putz. Malur taus òmis, malur tà las hemnas, malur sustot taus mainatges qui's clinan suus rebòrds de putz, entà escopir o gitar pèiras dens l’aiga. Deu hons enlà, lo Baselic que'us apèra, e ne'n entenen pas mei parlar. Pr’aquò, que vatz véder qu'a còps la mala bèstia a un maishant quart d’òra a passar.
Un còp èra, dens un casau de Mauvesin, un putz qui balhava ua aiga tan sanitosa, tan bona, tan leugèra, que tots los vesins n’anavan tirar, dab la permission deu mèste.
Un dia, aquera aiga que vadó tot d’un còp trebosa e pudenta, au punt que tot lo vesiat n’estó emposoat.
- Mia, ce digó lo mèste a la serviciau, probable que quauque galapian m’averà gitat ua carronha dehens lo putz. Vèn me cuèlher tres Espanhòus entà la ne tirar.
- Mèste, non siatz tan pressat. Abans d’anar cuélher los tres Espanhòus, que cau espiar tot au honds deu putz.
- Mia, lo putz qu'ei tròp pregon e tròp negre entà poder espiar tot au hons.
- Paciéncia mèste. Atendètz-me aciu. Sonque lo temps de pujar a ma crampa e de tornar a la corruda.
Pendent qui lo mèstre atendèva, lo Baselic, qui viatjava devath tèrra, que s'estanquè au hons deu putz. Chic o mic au medish moment, la serviciau qu'arribè dab un petit miralhet.
- Çà-viètz au putz, mèste ! Çà-viètz au putz !
Lo Baselic qu'escotava deu hons estant, e se pensava:
- Aquiu gents qui ne n'an pas per longtemps a víver.
- Çà-viètz au putz, mèste ! Çà-viètz au putz !
- Mia, que vòs hèr d'aqueth tròç de miralhet ?
- Espiatz, mèste. Espiatz.
La serviciau que virè son miralhet de cap au sorelh, qu'enviè la lutz dinc au hons deu putz.
Lo Baselic qu'escotava d'enbaish estant, e se pensava :
- Aquiu gents qui ne n'an pas per longtemps a víver.
Alavetz, que lhevè lo cap. Mes lo miralhet que li muishè lo son imatge, e la mala bèstia que crebè suu còp.
- Espiatz, mèste. Que i a duas carronhas au hons deu putz. Qu'avèvatz rason. Que vau cuélher tres Espanhòus.
Tau dit, tau hèit. Un Espanhòu que s'estaquè la còrda deu putz autorn deus rens, e se hasó devarar per sons dus camaradas, ajudats peu mèste e per la serviciau. Un moment après, que pujava tornar en portar un gròs canhàs poirit. Un còp la carronha enterrada, l'Espanhòu que tornè devarar, e pujè dab lo còs deu Baselic. La mala bèstia qu'avèva lo còs parièr au d'ua loira, dab un cap d'òmi coronat d'aur, com los emperaires e los reis.
Los tres Espanhòus pagats e partits, lo mèste que desarriguè la corona d'aur, e que digó a la serviciau :
- Pren-te-aquò, mia. Qu'at as plan ganhat, de segur. E ara, enterrem lo Baselic.
Atau quin la mala bèstia se morí, a Mauvesin, mercés au miralhet d'ua serviciau, qui venó hèra car la corona d'aur a un joielèr de Tolosa, e trobè atau un bon marit. Per sèt ans la tèrra que's trobè desbarrassada deu Baselic. Mes alavetz que'n vadó un aute. Pr'aquò n'èi pas jamei audit a díser que sia pareishut tornar a Mauvesin.
Tirat de Contes de Gasconha, seconda garba, Joan Francés Bladèr, IEO A Tots, 1985.