Cèpes d'antan : La saison des cèpes 1986
Adishatz,
Alors que le mois de juillet nous invite à garder le frais, cette mise au repos fournit un merveilleux prétexte à évoquer les saisons des cèpes d'antan, des faméliques aux intarissables, revisitées à la lumière d'une expérience construite. Pour étrenner cette chronique je me propose de vous amener en 1986, un millésime d'anthologie pour les amateurs de cèpes.
Nous sommes mi-mai 1986, votre narrateur a 15 ans. Cette année se situe au coeur de la période la plus froide de la fin du 20° siècle. Quelques mois en amont le mois de janvier 1985 a été absolument terrible, 15 jours de gel continu, de glace et de neige, dans le parc de la maison, le thermomètre s'est abaissé jusqu'à -22 degrés celsius le 16 janvier. Dans la foulée, alors que le peuple tentait de se réchauffer aux sons de The Cure, de Kate Bush, des Simple Minds ou du très prémonitoire Russians de Sting ("I hope the Russians love their childrens too") l'hiver 1985-1986 s'est également montré particulièrement rigoureux, plusieurs descentes d'air polaire glacial et neigeux se succédant sur la France de la deuxième décade de novembre aux premiers jours de l'an, avant une véritable vague de froid sibérienne vers le 10 février. Notre Béarn d'ordinaire si clément ne compte plus les jours sans dégel et les gelées jusqu'à -10 degrés. Et puis, alors que le mois de mars, tiède et radieux, donnait à croire que le printemps avait enfin triomphé, une descente d'air polaire historique survient encore dès les premiers jours d'avril. La France entière frissonne sous les giboulées de neige et les gelées nocturnes sont quasi généralisées pour le restant du mois. Le samedi 26 avril, alors qu'à plusieurs milliers de kilomètres survient l'accident nucléaire à la centrale de Tchernobyl, est une journée historiquement froide pour cette période de l'année à Salies de Béarn. Au petit matin, alors que nous regardons, stupéfaits, à travers les vitres du collège Félix Pécault, voltiger quelques flocons de neige fine, il a gelé à -4 degrés.
Contre toute attente, à peine plus de quinze jours plus tard, le 13 mai 1986, le premier cèpe m'attendait au coin du bois. Et très vite, alors que les températures remontent et qu'éclatent les premiers orages de la belle saison, les cèpes confirment leurs bonnes dispositions. Une pousse remarquable pour la période se met même en place dans le courant du mois de juin. À raison de deux cagettes journalières de cèpes pendant près de dix jours. La pousse est généralisée et même des bois habituellement en dormance avant l'automne y sont allés de leurs bolets à l'unité.
Avec le mois de juillet c'est un temps beaucoup plus sec qui se met en place et les cèpes se font rares, le maïs jaunit prématurément dans les champs et le sol se lézarde. Les deux premières décades d'août sont du même acabit mais avec un supplément de chaleur.
La dernière décade marque un tournant vers l'automne. Dans un air restant bien chaud les premiers orages éclatent et de copieuses averses se déclenchent sur un sol déshydraté et chaud. Et il ne faudra pas attendre septembre 1986 pour voir quelques cèpes sourdre en quantité significative, principalement des têtes noires et têtes d'acier.
Toutefois, c'est surtout ce mois de septembre qui propulsera 1986 dans la légende pour des temps immémoriaux. En première décade alors que se succèdent les journées de forte chaleur et les passages de fortes pluies orageuses, les cèpes qui se montrent partout sont déjà au centre de toutes les conversations de voisinage. C'est comme une pandémie heureuse, tout le monde va aux cèpes et trouve son pesant. Les retraités ont tout loisir. Les travailleurs y vont à la pause méridienne, ou de préférence le soir, comme les petits garnements des écoles et du collège dont je suis. Mon voisin Grat, qui conduit les camions benne à la ville en horaire décalé, dispose d'un avantage certain sur les forces vives. Quoi qu'il en soit personne n'est lésé et dans tous les foyers, chacun s'active à la conserve car il y a vraiment beaucoup de cèpes. Pour donner une idée du phénomène, à ce stade de la pousse je retire chaque soir deux grands cageots de bolets des bosquets qui jouxtent notre terrain.
Et nous étions très loin d'avoir tout vu, sous l'effet des pluies qui ne cesseront qu'en deuxième quinzaine la pousse monte vertigineusement en puissance dès les premiers jours de la deuxième décade, donnant lieu à des tableaux spectaculaires et bouleversants. Le paroxysme est atteint le samedi 20 septembre 1986, un peu moins de deux jours après la pleine lune calendaire, faut-il y voir un lien, le doute est de mise. Ce jour-là, alors que j'ai passé ma matinée au collège, le sol des sous-bois est littéralement pavé de cèpes. Des cèpes espacés de 30 à 40 centimètres jusque dans des places où on en avait jamais vus et où on en a jamais revus depuis. Je suis dans un état second, je vole de cèpe en cèpe. Plus surprenant, il y en a au chapeau comparable à une assiette à dessert et au pied grand comme un verre là où j'avais tout "nettoyé" la veille au soir. Mes bosquets familiers sont tapissés de cèpes à perte de vue. Ce jour-là 6 grands cageots ne seront pas de trop pour tout contenir quand les brindilles et les feuilles craquaient sous le pas des autres chercheurs. Je souhaite aux plus jeunes qui me lisent de goûter un jour pareille féérie. Pour ma part, j'aurai cette chance de nouveau en 2006, mais la pousse fut plus courte.
Au cours des jours suivants la pousse se maintient à des niveaux tout aussi comparables qu'exceptionnels, dans les vieilles fermes du voisinage les grandes tables, souvent alignées pour l'occasion, ne suffisent plus à stocker l'heur du jour. On est allé chercher qui des grands tréteaux avec des planches, qui des tables de camping, et chacun exhibe fièrement ses trouvailles. La fièvre ne baisse que très lentement après le 25 septembre et les derniers cèpes sont débusqués vers le 10 octobre. Après cette date, une toute petite repousse sera signalée vers le 20 mais déjà les températures ont amorcé une descente vertigineuse vers un nouvel hiver sibérien et les pluies froides ont définitivement éteint l'incendie.
Sur les raisons de cette pousse millénaire beaucoup a été avancé et presque tout a été mis sur le compte de l'accident nucléaire à Tchernobyl au printemps. Une cartographie récente a permis d'établir que les régions à l'ouest des Pyrénées ont été moins impactées par les retombées d'une part et d'autre part, des études scientifiques récentes inclinent à penser que le mycélium des cèpes réagit très peu voire pas du tout à la radioactivité, la question de la contamination étant autre. Il m'est avis que les raisons d'un tel prodige, la quasi-totalité du territoire français ayant été affecté par cette démonstration de force des cèpes, sont plutôt à chercher du côté de facteurs en covariation climatique exceptionnelle : les étés chauds et secs font presque toujours le bonheur des quêteurs d'omelette, c'est bien connu. Mais, c'est aussi le cas des hivers froids dont les gelées sévères et durables agressent et endommagent le mycélium, forcé de se refaire au printemps. 1986 se situe au coeur de cette machinerie climatique infernale, l'hiver 1984-1985 et ses gelées à -15, -20 degrés ont attaqué le mycélium bille-en-tête. Par la suite le printemps 1985 et le mois de juillet, chaud et orageux, ont favorisé de jolies pousses de cèpes mais la grande sécheresse qui a sévi du mois d'août à la Toussaint a empêché toute pousse automnale de grande ampleur, d'autant plus que le froid est revenu très vite. Je pense qu'il y a eu un report de pousse, c'est à dire que tout ce que le mycélium de cèpes n'a pas pu produire en 1985 s'est reporté sur la saison 1986, et comme entre temps, l'hiver a de nouveau été très froid, puis l'été chaud et sec, l'instinct de survie du mycélium s'en est trouvé exacerbé. On note au passage que pareille configuration climatique, quoi qu'atténuée, ne se reproduira que 20 ans plus tard, en 2004-2005 et 2005-2006, coïncidant avec l'époustouflante saison des cèpes 2006 dont il a déjà été question sur ce blog.
La lecture de cet article ne manquera pas d'éveiller chez certains des questions éthiques. Ceux qui me lisent depuis longtemps savent que je prône ouvertement une cueillette modérée et respectueuse de la nature et de ses ressources. Il convient donc de préciser qu'en 1986 les gens étaient à des années-lumière d'intégrer ce genre de problématique dans leur rapport à la nature et à la cueillette. Ce n'est qu'en 1988, deux ans plus tard, que les médias et les tribuns ont commencé à alerter les populations d'un réchauffement climatique dans la mesure où ce dernier venait enfin d'emporter un quasi-consensus auprès de la communauté scientifique après d'âpres et interminables débats. Et ce n'est qu'à partir de là que la prise de conscience écologique a très laborieusement frayé son chemin dans les esprits avec pour corollaire l'idée de la finitude de la Terre et de ses richesses, fussent-elles des champignons. En 1986, les temps politiques et économiques étaient très durs et inquiétants, la guerre froide, la crise économique qui avait frappé, l'arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux Etats Unis d'Amérique, de Margaret Thatcher au Royaume Uni au début de la décennie, puis de Jacques Chirac alors jeune chef impétueux de la droite française, en 1985, invitaient ceux qui le pouvaient à constituer des réserves de nourriture terrestre pour prévenir les coups durs et des conditions économiques et sociales fortement dégradées. Ceci est particulièrement vrai pour les classes dites laborieuses et ici, en Béarn, où nombre de travailleurs avaient encore leur maison à la campagne, les bois mitoyens ne sont jamais qu'une extension du potager qui est une institution. Et si l'on ajoute que dans l'inconscient collectif paysan qui a très longtemps et largement survécu à l'effondrement des effectifs de la profession, les cèpes et les autres champignons comestibles sont une offrande de la terre mère qu'il ne faut surtout pas bouder, on comprend mieux pourquoi chacun avait alors puisé dans les bois sans aucun état d'âme.
Adishatz !