17 avril 2017, le jour où les coniques ont cessé d'être un rêve...
Adishatz,
Dans toute aventure, démarche ou entreprise humaine, on dit communément que le plaisir réside plus dans la conquête à travers les efforts consentis, les réflexions, parfois les ruses ou les stratagèmes que dans le résultat, à savoir la concrétisation d'un projet, d'un produit ou bien la possession et l'utilisation finale de l'objet ou de la créature qui les a motivés. Appliqué à la mycologie, cela reste vrai, à ceci près que dans la rencontre des différentes espèces de champignons que tout mycophile peut se donner pour objectif de découvrir, le bonheur suprême coïncide avec l'aboutissement, à fortiori si la quête fut longue et ardue.
Ainsi les champignons peuplent ma vie de rêves et de défis, stimulations et mobilisations de l'esprit et du corps sans cesse renouvelées, qu'il s'agisse de débusquer une espèce que je ne connais que des livres ou de renom, ou simplement de valider certaines hypothèses personnelles ayant trait à une espèce familière.
Le rêve de trouver des morilles coniques, espèce la moins accessible parce que la plus exigeante et sélective du groupe, m'habite depuis la fin des années 1990, époque où, expatrié en Périgord, j'ai commencé à m'intéresser à cette famille de champignons que jusque là je tenais pour étrangère au sud-ouest de la France. Il a survécu à la découverte de mes premières morilles communes et blondes au printemps 2002 et est resté seul en piste après que j'ai trouvé ma première mousseronnière en avril 2004, s'aiguisant au fil du temps comme s'accumulaient les tentatives tout aussi éprouvantes qu'infructueuses.
Il faut dire que rien ne facilite l'exploit dans nos Pyrénées béarnaises, les belles venant à une période où les conditions météorologiques très versatiles et l'enneigement tardif, notamment ces dernières années, découragent de nombreuses marches d'approche, et où d'autre part nos obligations professionnelles nous retiennent souvent en plaine. Et si l'on ajoute que la pousse de cette espèce est particulièrement serrée, comme contrainte entre la fonte des neiges et les premiers pics de chaleur dans les alpages, et que cette brève fenêtre favorable s'ouvre de mars à fin-juin en fonction des années et de l'altitude, on comprend mieux pourquoi la bredouille est la règle et la trouvaille l'exception.
Ces mises en échec furent mon lot depuis la fin des années 2000, encore que le mot d'échec me semble inapproprié pour qualifier la démarche d'un naturaliste qui a toujours un enseignement, une information à retirer de ses sorties infructueuses, fût-ce un paysage à admirer. En une bonne dizaine d'années, à raison de plusieurs sorties en altitude entre avril et mi-juin, j'ai acquis la certitude que les belles mitres brunes avaient leurs habitudes dans certains paysages du Très Haut-Béarn mais je suis toujours monté un peu trop tôt ou un peu trop tard.
Aux vacances de Pâques 2017, au sortir d'un nouvel hiver à potasser des cartes IGN et recouper des informations glânées sur le Net ou de bouche à oreille, et alors que j'ai été rejoint dans ma quête du Graal par une famille d'amis autant que fin-limiers de la Vath-Vielha, quelques jours après une énième tentative qui ne se solda que par la découverte de gyromitres, nous décidons de jeter notre dévolu sur la vallée escarpée d'un torrent d'une de nos vallées béarnaises, depuis la hêtraie-sapinière vers 800 mètres d'altitude jusqu'aux pins à crochets. Ce 17 avril, le froid est revenu depuis quelques jours après deux mois de douceur insolite et insolente. Il a interrompu la fonte de la neige qui occupe les clairières et les rares prairies rencontrées. Nous cheminons transis dans l'ombrée, l'avance est rendue malaisée par le givre et le verglas qui recouvrent les pierres et les vieilles souches.
Au bout d'1h30 de cette marche d'approche particulièrement ardue, la montagne desserre quelque peu l'emprise de ses ravins boisés et nous débouchons dans des prairies d'altitude très sauvages et encore fortement enneigées mais les retrouvailles avec le soleil nous sont d'un prompt réconfort.
Toutefois, nous ne nous éloignons guère du torrent, d'abord parce que la neige a presqu'entièrement fondu près des bouquets d'arbres qui le ceignent et surtout parce que c'est dans cet écosystème particulier que nous fondons nos espérances.
À l'heure du pique nique méridien, si la bonne humeur et les bonnes blagues restent de mise aucun des membres du petit groupe ne cherche à dissimuler sa perplexité car les premiers instants de prospection des abords du petit gave et des pentes alentours n'ont accouché de morilles coniques qu'un cône de sapin fièrement exhibé par un de mes compagnons farçeurs.
Le temps d'avaler un bon café nous repartons en campagne. Un peu émoussée, une partie des troupes opte pour une fouille approfondie des secteurs que nous avions traversés en fin de matinée. Pour ma part je décide de pousser plus haut le long du torrent jusqu'à la limite de la neige car la vue de cette zone m'attire irrépressiblement. Les plus jeunes m'accompagnent.
Nous voici donc franchissant les barres, bondissant de rocher en rocher et rebondissant sur les bancs de mousse dans le vacarme assourdissant des cascades. Soudain, à travers les branches des hêtres, comme en rêve, mon regard accroche sur un petit attroupement de menues silhouettes qui se dressent dans l'herbe rase d'une combe et dont la noirçeur insondable défie la lumière écrasante de l'après-midi.
En un sursaut je m'immobilise, en quête d'informations. "Oh p..... ! On dirait bien... Je n'y crois pas !... Encore des cônes sûrement..." Et pourtant, plus j'interroge la scène du regard plus l'interprétation que j'en fais résiste à mon scepticisme. Le palpitant bat à se rompre, l'émotion me submerge. Il faut aller voir.
Les garçons que mes exclamations n'avaient pas manqué d'alerter me suivent. Au fur et à mesure que s'effacent les quinze mètres qui me séparent de la combe la peur ne me quitte pas qu'une fois encore, à tout instant, le mirage se dissipe. Et pourtant, mètre après mètre, rien ne remettra en question la première idée qui a filtré, à travers les rameaux des hêtres. Les derniers doutes levés, tandis qu'à mes pieds, toute une famille de morilles coniques s'élance vers la vie, enfin je peux donner libre cours à la joie immense qui me submerge.
Au bout de quelques minutes, tout le groupe est rassemblé autour du prodige tandis que je narre par le détail les circonstances de la découverte.
Passé le temps de la contemplation et des innombrables prises de vue pour immortaliser la scène, l'instinct du quêteur reprend le dessus et d'autres morilles sont découvertes à quelques mètres seulement des premières.
Un peu plus haut la neige nous barre la route et nous sommes contraints de réorienter nos recherches vers l'aval. Nous n'aurons aucunement à le regretter car d'autres placiers à morilles coniques se dresseront sur notre chemin. De sorte que, au moment de redescendre vers la voiture au fond des gorges du torrent nos sacs en toile sont joliment rebondis.
Mais à vrai dire, la suite et la fin de ce récit relèvent déjà de la cueillette ordinaire, en ce 17 avril 2017, quelque part dans le Très Haut Béarn, au détour d'une combe, un rideau de hêtres s'est levé comme se dissipe la brume, et de jolies morilles coniques ont surgi d'un rêve vieux de dix sept ans...
Adishatz !