Que reste-t-il des giboulées d'antan ?
Ce mardi 28 février 2012, comme le soleil s'éveille sur mes coteaux saupoudrés de blanc de l'hiver finissant, regard et pensées plongeant dans le fond brumeux qui écorne le bleu du ciel à l'horizon, j'exhume avec nostalgie et inquiétude le climat relativement "harmonieux", "obligé" et "bienveillant" qui berça mon enfance.
Si j'use de guillemets et de précautions, c'est que je tiens à faire toute sa part à la sacralisation d'un passé climatique revisité et irrépressiblement idéalisé. Il n'est pas, y a-t-il jamais eu, y aura-t-il jamais, un climat idéal, un climat idoine, un climat parfait, c'est à dire sans accident et "s'employant" presque consciencieusement au développement optimal de la vie et des activités humaines ? Devant cette tendance inhérente à la multitude, les grêlons du 13 juillet 1983, la morsure glacée de janvier 1985 et les gravillons cinglant mon visage dans la grande galerne du 7 juin 1987 dont je m'efforce ici de perpétuer la mémoire, sont parmi mes nombreux garde-fous.
En outre, la simple impression que le climat a changé et n'est plus le même qu'il y a 20 ou 25 ans ne justifierait aucunement que j'abuse de mon lecteur en le tenant à de tels verbiages, le climat lui-même étant extrêmement difficile à appréhender de par son heureuse et facétieuse variabilité naturelle, que même la science échoue à "photographier" fidèlement pour des raisons relevant souvent plus d'arguments touristiques que de quête de la connaissance pure, en entrant méticuleusement toutes les données collectées en continu pendant trente ans en ses stations météo pour un endroit donné. C'est si vrai que les normes climatiques ou "saisonnières" publiées en référence pour nos villes et régions dans certains ouvrages ou sur les sites web spécialisés sont très souvent périmées avant leur parution.
Sauf que dans un domaine où, accidents climatiques majeurs et durables tels que grandes sécheresses mis à part, ces évolutions ou oscillations naturelles sont tellement lentes, enchevêtrées, chaotiques (à l'aune d'une vie humaine) et leurs effets sur la nature et nos lieux familiers réversibles qu'ils demeurent généralement imperceptibles au commun des mortels pour les premiers et se contredisent avant de s'annuler pour les seconds, le temps qui a prévalu ces dix dernières années, le temps qu'il fait au présent et ses effets devenus tangibles sur mes écosystèmes et paysages apparaissent comme une embardée, à moins qu'il ne signe les prémices d'un déraillement à bien des égards terrifiant au scrutateur soucieux que je suis.
De toute évidence, et sans présumer des évolutions futures, le temps que nous avons de nos jours à Salies de Béarn diffère énormément de celui qui prévalait naguère. Ecolier, je me souviens des longues processions hivernales de la pluie, cette pluie souvent douce et tellement bénéfique que les anciens béarnais l'avaient gratifiée de "bèth temps de la ploja" (beau temps de la pluie), lent cortège s'ébranlant aux rivages blafards de la Toussaint, s'immobilisant et cédant uniquement le passage aux blancs flocons de la nuit de Noël et aux intervalles de beau temps froid d'hiver, puis reprenant et jetant ses dernières forces dans le spectacle immuable et éminemment poétique des giboulées de mars et d'avril, au temps de mi-Carême, des Rameaux, de Pâques et des mousserons. Avec l'élévation des températures et la cessation des gelées blanches, courant-avril, la douche glacée des giboulées se muait en instabilité printanière qui entrecoupait suffisamment régulièrement les premiers intervalles chauds et ensoleillés de mai et juin de saines averses orageuses, ô combien profitables à nos écosystèmes et aux champs mis en culture. En ce temps-là et quoi qu'on puisse m'opposer que les variétés n'étaient pas les mêmes et n'avaient donc pas les mêmes besoins, l'idée-même de pomper l'eau des cours d'eau pour irriguer les champs, pratique courante dans certains départements limitrophes, eût fait gentiment ricaner nos vieux paysans béarnais sous leur béret. C'est que la grande majorité des étés, modérément chauds (et pour certains même, plus qu'aujourd'hui), satisfaisaient aux besoins des hommes, des bêtes et des cultures par des précipitations plus régulières et copieuses. Les pics de chaleurs et autres périodes caniculaires de juillet et août étaient le plus souvent compensés par des intermèdes pluvio-orageux plus ou moins forts et durables. Aussi, avait-on toute légitimité à affirmer que septembre et octobre étaient au temps des cèpes, des vendanges, des palombières et de "l'esperroquèra", en Béarn, la plus belle des saisons.
Que reste-t-il de ces giboulées d'antan, qu'est-il advenu de ces douces averses de printemps, de cette manne orageuse des soirs d'été et de ces lents wagons de pluie de l'automne déclinant ? Comment le ciel béarnais, jadis si prompt et propice, est-il en moins de vingt ans devenu pingre et insensible ? Aujourd'hui tout m'apparaît comme si la pluie était en voie de devenir l'exception et la sécheresse, si dommageable aux intérêts économiques et vitaux de l'homme et déstructurante des grands équilibres d'écosystèmes déjà en souffrance, l'état de normalité de notre climat. À l'image de cette fin-février 2012 resplendissante, tous mes chiffres l'attestent, il pleut de moins en moins souvent, de moins en moins longtemps à Salies de Béarn. Concomitamment, ces précipitations, inférieures statistiquement à ce qu'elles étaient autrefois au cours d'une année "normale", sont plus soudaines et violentes. Elles décapent des sols durablement désséchés et endurcis, sur lesquels elles ruissellent rageusement le plus souvent sans pénétrer, créant de brusques inondations, brutalisant une végétation et des cultures qui les subissent comme l'eau d'un seau déversé et au final, s'avérant très peu efficaces à recharger nos nappes phréatiques de plus en plus fragilisées.
À y regarder de plus près, dans le grand cycle annuel, l'automne, traditionnellement saison des pluies, a vu cette spécificité s'exacerber, particulièrement au cours des mois de novembre et de décembre qui doublent parfois leurs normales de précipitations déjà considérables. Tant et si bien que de plus en plus, c'est sur ces deux seuls mois que repose la quasi-totalité des réserves en eau de l'année. Dès après Noël et le Nouvel An, au plus tard courant-janvier, les perturbations s'espacent, les arrosages déclinent. L'hiver, dû à une recrudescence des frimas, à la faiblesse d'un soleil encore bas à l'horizon et à la persistance d'un fort ennuagement dans les basses couches, fait illusion qui entretient l'humidité des sols... Mais dès la mi-février ou début-mars, selon les années, l'absorption des eaux superficielles par les sols et la végétation, la récurrence de longues séquences sèches et l'envol insolent des températures sous l'empire d'un astre regaillardi, offrant bientôt quelques valeurs outrepassant 25 voire 30 degrés, font voler en éclat cette illusion... Et ni les mois de mars et d'avril, prodiguant un ensoleillement remarquable malgré quelques brèves coulées polaires instables et l'avènement des premiers orages préfigurant le second printemps, ni les mois de mai et juin où ces averses orageuses, plus espacées dans le temps, ont déjà fort à faire pour soutenir les pics et périodes de forte chaleur intercalés, ne semblent désormais en mesure d'apporter une pluviomètrie satisfaisante.
Etrangement, exception faite de l'effroyable millésime 2003 et dans une moindre mesure 2006, nos derniers étés ne semblent guère avoir tiré avantage de ces nouvelles dispositions climatiques. Tout se passe comme si les grands pics de chaleur et brefs épisodes caniculaires étaient promptement refoulés vers les terres, avec leurs développements orageux porteurs de pluie consécutifs, par une brise marine qu'avive le différentiel thermique entre l'océan et l'arrière-pays en surchauffe, mettant la contrée au régime frais des entrées maritimes plusieurs jours durant et désamorçant de ce fait les formations orageuses pyrénéennes, naguère si coutumières et qui irriguaient périodiquement nos plaines dans la moiteur des soirs de juillet et d'août. Cette raréfaction des orages d'été, qui contrevient de fait au discours médiatique et de l'air du temps, n'est aucunement compensée par les apports du faible flux zônal océanique, si détestable aux touristes. Quant aux bruines côtières, inhérentes aux entrées maritimes, tout au plus sont-elles vectrices de maladies pour nos potagers et champs, le maïs étant dorénavant tributaire de l'irrigation sur la quasi-totalité de son développement.
Cette métamorphose accélérée du climat, si par certains de ses aspects "plaisants" (diminution du nombre de jours avec pluie, multiplication des heures d'ensoleillement en demi-saison et en hiver et hausse des températures printanières), elle ravit nombre de contemporains jouisseurs, coupés de la nature et se souciant peu de la postérité, ne manque pas d'interroger et d'inquiéter les naturalistes consciencieux dont je suis. Sommes-nous au faîte d'un processus avant une lente autorégulation de la machine planétaire ? Le climat va-t-il encore continuer à muter, dans quelles proportions et pendant combien d'années ? Ou bien les désordres actuels ne sont-ils que les premières manifestations de dysfonctionnements et bouleversements de bien plus grande ampleur ? Et dans ce cas, les hommes et la nature, si tant est qu'ils leurs survivent, pourront-ils s'adapter ?
Confiant à l'avenir le soin de dénouer ces problématiques fondamentales où il pourrait y aller de la vie terrestre elle-même, je me borne à laisser mon lecteur sur cette interrogation plus inconsistante : reviendront-elles un jour nos giboulées d'antan ?