De l'inefficacité de la morale à l'école quand le monde des grands la foule aux pieds...
À deux jours de la pré-rentrée, tradition oblige, voilà que notre ministre tambourine qu'il entend réintroduire l'éducation à la morale à l'école primaire. "Le vrai/le faux, le respect des règles, le courage, la franchise, le droit à l'intimité" sont quelques uns des sujets possibles, précise-t-il...
Sauf que la question de la morale à l'école, qui n'a jamais cessé d'être enseignée sous l'appellation d'éducation civique, est un marronnier de la communication ministérielle, particulièrement à quelques mois d'échéances électorales cruciales, loin de moi d'étriller ces louables intentions, convaincu que je suis de longue date que les manquements petits et grands aux règles élémentaires de vie en société, voire l'amoralité revendiquée la plus totale, tant dans la sphère privée que dans la sphère publique, sont un des principaux moteurs du pis-aller, si ce n'est du délitement de nos sociétés. Simplement, outre la difficulté de leur mise en oeuvre par des collègues pas toujours suffisamment formés, dotés (et pour certains concernés...), qu'il me soit permis de consigner ici mon plus grand scepticisme quant à l'efficacité et à "l'avantage" pour nos jeunes de ces dispositions...
Tenter d'éveiller les plus jeunes d'entre nous à la morale dans un vaste monde décadent et individualiste forcené, désormais mû et tenu par le prééminent objectif de la conquête de l'argent, à la réalisation duquel la muflerie et l'anthropophagie, fût-elle symbolique, ont été érigées en système, vaut pépin de pomme dans un désert brûlant... Il n'est de morale que dans une société constituée et tenue par des rêves et objectifs communs...
Pour que nos jeunes entrevoient le bien-fondé de règles et de conduites que nous nous efforçons de leur soumettre dans nos salles de classe, au passage, y satisfaisons-nous toujours nous-mêmes, encore faudrait-il qu'à la sortie de leurs écoles, de leurs collèges et lycées, la perception de la jungle des "grands" ne vienne pas démentir lestement ces principes vertueux et exaltants, établissant par là-même leur inefficacité, à moins qu'elle ne signe en creux leur désavantage... Oui, parfois, lorsqu'une situation de classe ou une digression me donne d'évoquer devant mes étudiants quelques principes d'éthique ou règles de savoir-vivre, auxquels je crois sincèrement et me réfère en toute circonstance, déjà je m'en veux en me disant que si un seul de ces jeunes me suit, j'aurai juste contribué à faire de lui un "handicapé" à l'aube de sa vie. Car de toute évidence, tendus par la seule compétition, par delà la superficialité et l'insoutenable hypocrisie ambiantes, les rapports humains sont devenus féroces et je crains que la modernité et le proche avenir soient impitoyables pour nombre de jeunes bien éduqués et "vertueux".
La seule transcendance de principes ne suffit pas à ériger la morale au-dessus des rouages de la société. Pour que la morale apparaisse efficace et avantageuse au plus grand nombre, jusqu'à susciter le désir de s'y conformer ou de l'assimiler, il est indispensable que le citoyen lambda, le "français d'en bas" cher à Raffarin, ne doute pas que son voisin et à forciori les plus "grands", son patron ou supérieur hiérarchique, mais aussi et surtout son député, son ministre, son président, soient "arrivés" sans jamais s'en départir.
Autrement dit, toute tentative, nécessaire, voire salutaire, de réintroduction ou de valorisation des principes de la morale auprès de nos jeunes, m'apparaît vouée à l'échec, à moins qu'elle ne s'avère contreproductive, si dans un même temps notre société toute entière n'est pas convaincue et gagnée par un mouvement de ressaisissement spectaculaire dans ce domaine. Un tel ressaisissement collectif spontané reléverait de la pure utopie, seuls ceux à qui nos règles démocratiques confient la noble tâche d'éclairer nos chemins et de nous entraîner, pourraient l'initier. Hélas, il n'est que de se référer à l'actualité politique pour ne plus douter qu'au présent, nombre de ceux qui nous gouvernent ou entendent nous gouverner seraient bien malvenus de s'aventurer sur un tel chantier. Or toute morale est caduque sans l'exemplarité de ceux supposés l'incarner...