Petite philosophie d'un chercheur de cèpes
De longues heures de marche en solitaire dans les immensités de la montagne d'Issaux à la poursuite des trois espèces de cèpes qui y coexistent, l'aestivalis, l'edulis et le pinophilus, sont pour mon cerveau fécond le prétexte et le support idéal à d'innombrables et inépuisables méditations et controverses sur toutes sortes de sujets plus ou moins graves ou frivoles qui aiguisent ma réflexion.
Ainsi, ce lundi 15 août 2011, fond de panier tapissé de cèpes d'été, comme je gravissais l'interminable chemin qui rallie la Mâture et le plateau du Cournau, splendide et néammoins humble et confidentiel, exsudant à grosses gouttes et mû par l'espérance d'admirer quelques cèpes de Bordeaux et de montagne dans les vastes sapinières campées autour de la prairie sauvage et étagée de Barlagne, mes pensées dérivaient irrépressiblement vers cette querelle surannée, ce débat passionnel et passionné, empreint de mauvaise foi, avivé, voire aiguisé d'obscurantisme et de certitudes bornées, tout aussi enflammé que dérisoire et stérile quoique le bon sens et la raison ne le cesseront jamais et qui se peut aisément résumer : "Nos cèpes sont les meilleurs, ailleurs c'est pas les mêmes..."
À mesure que je gagnais l'altitude et que ma quête du boletus se faisait héroïque, mon esprit vagabondait et s'arrêtait à ces postulats et préjugés. Passe pour la fierté locale, sûrement sommes-nous très nombreux à nourrir une préférence, un faible plus ou moins assumé pour les cèpes de notre cru, de notre terroir. Peut-être inconsciamment les tenons-nous pour offrandes de cette même terre dont nous fûmes pétris et qui nous porte. À moins que tout ceci ne procède de la survivance de la vieille France des paroissiens. Quoi qu'il en soit, outre les différences patentes entre les quatre espèces nobles, accusées par les divisions en sous-espèces et variétés locales, on pourrait très difficilement soutenir que notre cèpe soit un et indivisible. Du reste, je n'ai que d'aller chaque mois d'octobre et de novembre m'amuser de la dégaine patibulaire des cèpes de l'Est sur les étals de mon hypermarché pour me garder de me cabrer en pourfendeur des évidences. Sans doute réside-t-il bien plus de différences phénotypiques entre les cèpes que de mignardises de nature entre les hommes.
À présent j'avançai voûté sur mon bâton, arrachant mes mollets sculptés aux pentes de Barlagne. Soudain, plongeant la tête sous les branches basses d'un sapin blanc, mon regard accrocha sur une forme rondouillette et familière. Là, après de longues heures de quête éprouvante, un magnifique cèpe de Bordeaux émanait des racines de son sapin-hôte. Sur le champ, l'émotion pure, abrupte, reptilienne, prima et submergea toute réflexion. Primitive, presqu'infantile, n'est-ce pas cette même émotion qui étreint et identifie le berger débusquant sa poêlée forestière dans quelque sylve pyrénéenne au gamin exhibant son premier bolet lors d'une sortie familiale en forêt landaise ? Où que nous prospections, comme nous le découvrons, rien ne compte plus que ce cèpe et peu importe qu'il soit tubiforme, claviforme, ventripotent, noir, acajou, marron, lustré, chamoisé ou encore grisonnant et même décoloré par l'humus, le cèpe est un dans l'émotion qu'il nous procure, subito.
Je m'allongeai, extirpai de la besace et armai mon numérique afin d'immortaliser l'instant... Puis, glissant ma main sous la racine, presque religieusement, je receptionnai l'offrande de cette dure terre de Barlagne qui ne m'appartient pas davantage que la sylve Pyrénéenne est au berger ou la chênaie littorale au gamin, communiant ainsi avec des millions de chercheurs de cèpes apatrides et terroiristes. Au fond, n'est-il pas de bonne guerre que nous continuions tous à revendiquer, à proclamer notre préférence pour les cèpes de notre jardin, quand dans les faits nous nous délectons d'aller les déterrer dans celui des voisins, peut-être pour achever de nous persuader que décidément " ailleurs c'est pas les mêmes... " ?