2011 : Les enseignements d'une poussée de cèpes exceptionnelle...
À présent que la fièvre retombe comme les derniers cèpes sporulent sur les allées, avant de dépasser ce chapitre exubérant du grand livre de la passion fongique et, retournant à nos occupations quotidiennes dans l'attente de la prochaine irruption forestière qui nous redonnera de nous embraser, de laisser le temps décanter soigneusement cette constellation de souvenirs qui accaparent et grisent notre cerveau, il m'apparaît judicieux de consigner les traits marquants de ces trois semaines tout aussi magnifiques qu'inattendues. Voici donc quelques réflexions à chaud sur cette rarissime multiplication de cèpes de l'été 2011...
Les signes avant-coureurs d'une grande pousse...
Cette levée en masse de sa majesté le cèpe relève de tout sauf d'un changement d'humeur brutal du mycélium suite à l'inflexion climatique du mois de juillet, mais au contraire tout indique que cet avènement intriguait de longue date en sous-sol. En effet, il ressort de mes propres relevés de terrain que 2011 a battu méthodiquement, pour ne pas dire pulvérisé froidement, tous les records symboliques de l'envol printanier en trente années d'observation assidue : record de précocité (je cueillais mon premier cèpe un 22 avril), record du nombre de cèpes cueillis au mois d'avril (4 cèpes), record journalier du nombre de cèpes cueillis au mois de mai (15 cèpes le 14 mai). Du reste, sur mes seuls petits bois "historiques" (ceux sur lesquels s'appuient mes observations les plus anciennes), au 30 juin, 2011 virait en tête du classement provisoire devant l'anthologique saison 2006 avec 54 cèpes... Tous ces chiffres concordent et attestent une activité mycélienne particulièrement intense et productive. Les fructifications printanières précoces et significatives étant généralement suivies de grosses poussées à la saison des champignons je me préparais déjà psychologiquement et physiquement à soutenir l'épreuve de cueillettes prolixes...
Le cèpe, cet opportuniste...
Ce qui constitue la grande originalité et pour beaucoup, l'effet de surprise impeccable de cette poussée, tient dans son anachronisme le plus renversant. Habituellement dévolue à la chaleur et à la poussière malgré d'intrépides orages, la période de l'été qui court entre le 14 juillet et le 15 août est particulièrement inhospitalière pour nos cèpes et on note même dans les statistiques un creux de fructification. De petites poussées sont parfois observées fin-juin, débordant début-juillet, la grande pousse annuelle, quant à elle, pouvant s'avancer au 15 août si les orages ont été généreux, mais entre ces deux dates, tout fonctionne au ralenti. Pourtant, et la saison 1987 l'avait déjà grandement montré, sous certaines conditions climatiques exceptionnelles, rien ne s'oppose à une levée en masse au coeur de l'été lorsqu'à l'effet d'aubaine préexiste un besoin impérieux, si ce n'est une urgence, une sorte de fureur de vivre et de perpétuer. Tout incline à penser que c'est ce qui s'est noué en sous-sol lorsqu'au cours d'une année particulièrement critique du point de vue de la pluviométrie notre cèpe a subitement pu écluser des hectolitres pour fructifier...
La sécheresse certes, la chaleur précoce peut-être, mais le compte n'y est pas, assûrément...
Depuis 10 jours que les médias battent nos places de marché afin de filmer notre champion de champignon sur les étals et recueillir le sentiment de ses heureux inventeurs en forêt et revendeurs à la ville, une antienne me rebat les oreilles : la sécheresse serait le principal promoteur de cet enchantement. Témoin et scrutateur privilégié que je suis, je serais très malvenu de contester la réaction vitale induite par un long intervalle de temps sec, à forciori lorsque celui-ci s'aggrave de températures élevées, sur le mycélium. Le retour de pluies en quantité suffisante active un processus de fructification plus ou moins intense et rapide chez la plupart des espèces dont notre cèpe. Cependant, si elle est toujours guettée et appréciée des connaisseurs, la qualité et la densité d'une poussée de cèpes d'après sécheresse varie considérablement en fonction des années, et ce indépendamment de l'intensité et de la durée de la sécheresse elle-même. C'est que la plupart des mycologues négligent ou ignorent le véritable moteur, le véritable carburateur de la saison du cèpe. Et pour cause, il est loin derrière nous et échappe déjà à la mémoire du plus grand nombre lorsque nous cueillons nos premiers bolets. Pourtant, je tiens la rigueur de l'hiver 2010-2011, troisième hiver sévère de rang, et les grandes gelées du mois de décembre et de la fin-janvier, pour principal instigateur de la multiplication de cèpes de cet été 2011. Depuis longtemps, je ne doute plus que mes saisons mycologiques d'après hiver froid sont toujours nettement plus productives et exaltantes que celles qui font suite à un hiver doux ou clément, aussi je jubile lorsqu'entre Toussaint et Carnaval mon thermomètre plonge durablement. Dans ce contexte, qu'une sécheresse significative à la saison vienne aviver le processus de fructification et revoir quelque peu à la hausse le poids de nos paniers ajoute à mon bonheur. Quant à la chaleur, malgré le retour de pluies abondantes en septembre, les étés les plus chauds (et accessoirement secs) en Béarn des dernières décennies, tels que 1990 ou 1995, n'ont pas laissé de trace indélébile dans la mémoire des amateurs de cèpes, voire accouchèrent de piètres automnes comme celui de 1989. Seule l'épouvantable canicule de 2003 fut suivie d'une intéressante mais éphémère poussée en septembre. Toutefois, il n'est pas exclu que la vague de chaleur très précoce du mois d'avril ait eu quelque effet sur l'irruption particulièrement prématurée des cèpes dans nos bois...
Une poussée remarquablement longue, localement exceptionnelle mais étrangère à certains bois...
À la date où je reprends cette publication, le 12 août 2011, quoique considérablement amoindrie depuis 10 jours, la poussée vit toujours en sourdine, et chaque matin offre encore de nouveaux cèpes étonnamment jeunes aux initiés dans certains bois. À moins qu'ils ne se montrent à d'heureux promeneurs. Dans quelques heures si tout va bien, elle aura accompli sa quatrième semaine. Une telle longévité est d'autant plus remarquable qu'il est extrêmement difficile à une pousse de cèpes de durer au coeur de l'été car il faut braver des températures diurnes souvent élevées et un taux d'hygrométrie particulièrement bas, conditions peu amènes pour le cèpe. Les poussées excèdent rarement 10 jours en plein été quand la plupart de leurs grandes soeurs automnales peuvent espérer vivre 3 semaines. 2011 est donc presqu'une anomalie à l'aune de la persévérance mais nul ne lui en tiendra grief. Seuls 1986 et 2006 firent aussi bien voire mieux, mais c'était à la grande saison des champignons...
Comparativement aux deux grandes levées précitées auxquelles elle s'identifie pleinement de par sa longévité et sa productivité époustouflante dans certains secteurs, 2011 a montré des lacunes regrettables dans d'autres bois habituellement excellents, dont certains n'ont pas consenti le moindre cèpe à ce jour. J'aime à penser que dans ces stations, pris de court par le retour de pluies abondantes tout aussi improbables qu'inopinées, le mycélium n'était tout simplement pas prêt à fructifier mais se rachétera au cours de l'automne...
1986, 2006, 2011... Des évolutions tangibles de la distribution des cèpes dans nos sous-bois...
Chers lecteurs, vous seriez probablement fort émus si je pouvais restituer fidèlement sur ce blog quelques unes des images mentales féériques qui ne quittent pas mon esprit depuis ces mois de septembre et d'octobre 1986 où pour la dernière fois je vis une poussée de cèpes distribuer abondamment ses bolets dans tous les coins et moindres recoins de mes bois comme d'autres surchargent le sapin de Noël. Jamais plus il ne me fut donné de revoir une telle densité de cèpes adultes surgis par une douce nuit de pleine-lune, là-même où j'avais fait place nette la veille. Depuis 1986 nos sous-bois ont bien changé. Vieillissement et maladies de certains arbres, avance des ronciers et invasion de nombreux secteurs par une strate arbustive luxuriante et étagée, d'aucuns y voyant la signature directe ou indirecte du changement climatique, négligeant peut-être l'effet mécanique de l'abandon progressif de ces bois, de ces "bens", au fur et à mesure que nos anciens béarnais se meurent, eux qui en détenaient les clés et la fierté. Toujours est-il que le cèpe ne semble plus être en mesure de pousser en 2006 et à forciori en 2011 comme naguère. Désertant progressivement, mais parfois aussi subitement, en deux ou trois ans, ainsi que j'ai pu le vérifier personnellement dans certains de mes secteurs privélégiés, des parties entières et immenses de nos forêts, le seigneur de la fonge se concentre, se recroqueville sur des portions de bois plus restreintes, orées, versants, où localement il foisonne littéralement. Tant et si bien que si vous tentez votre chance à l'aveugle dans tel ou tel couvert, vous risquez fort de ressortir déconfits. Ce lent processus de redistribution tangible des cèpes dans nos forêts du nord-ouest Béarn, désertion de parties entières et concentration massive dans certains secteurs, commun à d'autres espèces symbiotiques, semble s'être mis en branle à la fin des années 80 et s'est accéléré par la suite, de sorte que 1986 et 1987 pourraient être considérées comme le grand tournant, le chant du cygne d'un ancien ordre du cèpe. Aujourd'hui en 2011, comparativement à 2006, dernière poussée séculaire, tout m'incline à penser que cette régression territoriale a considérablement ralenti, voire cessé, le reboisement en chênes et châtaigniers de certaines propriétés et parcelles en friche légitimant même quelque espoir de redéploiement...
Quelques raisons d'espérer pour les oronges, déclin inquiétant de la girolle menacée d'extinction...
Outre les cèpes, l'oronge, amanita caesarea, constitue à mes yeux la satisfaction et le motif d'espérance le plus improbable de toute l'histoire fongique récente. Après des décennies de déclin vertigineux où je l'ai vue déserter tour à tour presque toutes ses stations pérennes de mon enfance voilà que ce joyau des sous-bois se projette dans une phase nettement plus prometteuse de reconquête où elle a été vue sous de nouveaux arbres en de nouveaux territoires, confirmant ainsi une tendance esquissée à l'automne 2006. Des spécimens aux mensurations impressionnantes ont été confondus çà-et-là.
Hélas, le constat est à ce jour beaucoup moins encourageant pour la girolle, cantharellus cibarius, visiblement trop fragilisée pour endiguer son déclin avéré depuis des années et faire bonne figure lors de cette poussée prodigieuse. Repensant avec affliction aux lignes, courbes et autres longs rubans d'un jaune éclatant que ce merveilleux champignon décrivait sous nos châtaigniers après l'averse de juillet, devant sa défection brutale constatée en de nombreusess stations où, il y a 10 ans encore, il abondait, m'abstenant de plus en plus de la cueillir en plaine, je dis que nous sommes en train de perdre un des fleurons du patrimoine fongique français et qu'il y a urgence, à moins qu'il ne soit déjà trop tard, à ce que chacun de nous, à son niveau et selon ses compétences, cueilleur, spécialiste, législateur, autorité, mette tout en oeuvre pour sauver la girolle...