Les passeurs de la Liberté (souvenirs de passeur de la Résistance de mon grand-père)
[...] "Quand on débarquait du train, en gare de Salies, venant de Paris ou parfois de plus loin, on était tout heureux de pouvoir se mettre en rapport avec quelqu'un qui vous prenait en charge pour vous faire passer de l'autre côté, vers le lieu espéré comme un lieu sûr.
Hélas, combien seront trompés dans leur attente et seront poursuivis et arrêtés ! Surtout quand les troupes allemandes auront occupé la totalité du pays. Le camp de Gurs, par exemple, qui avait été créé pour accueillir les Espagnols, refoulés à la fin de la guerre civile, va recevoir désormais des centaines de familles juives et quelques étrangers. Comment décrire la peur, le traumatisme induit chez certains par le passage de la ligne de démarcation ? Les voyageurs étaient quelquefois plus effrayés que rassurés par les passeurs. Ceux-ci, désireux de montrer combien ils étaient indispensables et quels étaient les risques encourus, étaient plutôt sérieux, ils accompagnaient leurs clients pendant un minimum de temps après le franchissement. Dans ce cas, les gens étaient plus calmes. Mais d'autres fois, il arrivait que le passeur abandonnât ses clients au moment du passage : "Allez-y, c'est là. À vous maintenant." On imagine le désarroi des gens, ainsi livrés à eux-mêmes d'une façon aussi brutale. Il arrivait parfois, bien que cela ait été assez rare, qu'un douanier, remarquant des personnes susceptibles d'être passées, tirait un coup de fusil en l'air pour effrayer ces malheureux.
Placé, avec ma famille, à cinq cents mètres de la ligne à vol d'oiseau, nous avons été les témoins des difficultés de tant de gens après leur passage. Nombreuses sont les personnes que nous avons dû réconforter et conseiller, car la première ville-étape, pour eux, c'était Navarrenx, d'où l'on pouvait rejoindre Pau ou Oloron, par exemple. Nous habitions l'une des premières maisons que l'on pouvait atteindre à travers champs. Et par cela-même, on venait s'y reposer et faire le point.
Navarrenx était situé à vingt kilomètres, et beaucoup ne pouvaient l'atteindre à pied. Soyez sans crainte, un taxi venait une fois par jour prendre en charge ceux qui pouvaient payer ! De même, des paysans trouvèrent là l'occasion d'une nouvelle et fructueuse occupation. Une voiture et un cheval, et voilà un nouveau commerce qui a permis à certaines familles de réaliser d'importants bénéfices en amenant les clandestins à Navarrenx.
Il s'agit jusqu'ici de gens de condition modeste, dont les ressources sont limitées malgré tout. Je me bornerai à donner un seul exemple. Par une journée d'été, vers 13 heures, nous venions tout juste de terminer notre repas lorsque trois jeunes gens se présentèrent. La conversation nous fit connaître qu'il s'agissait de deux Français qui désiraient se rendre à Toulouse. Le troisième nous raconta alors son histoire : "Je suis Belge, je me nomme Joseph Martin, je suis marié et père d'un enfant. Je suis technicien en radio et j'ai été requis pour aller travailler en Allemagne. J'ai décidé de me rendre à Marseille, où j'ai des amis qui vont me faire rejoindre Casablanca, où j'ai du travail assuré." Situation assez périlleuse vous en conviendrez, à cause de sa nationalité. L'un des garçons n'avait pas mangé et nous l'avons fait se restaurer. Et, comme par hasard, passait un gardien du camp de Gurs, qui venait assez souvent, je lui demandais conseil au sujet du jeune Belge. Il fut tout à fait catégorique : "Il ne va pas passer à Navarrenx !" - "Que risque-t-il ?" - "En tant qu'étranger, il va être interné au camp de Gurs." S'adressant à l'intéressé, il lui déclara : "Je n'ai qu'un conseil à vous donner, c'est de rentrer chez vous et de ne pas tenter l'impossible."
Entendant ces paroles, le Belge se mit à pleurer à chaudes larmes. Le gardien de Gurs parti, je le consolais de mon mieux, car c'était vraiment un garçon très sympathique. "Vous avez, lui dis-je, déjà effectué un parcours d'environ mille kilomètres. Rien de fâcheux ne vous est arrivé. À mon avis il faut tenter d'aller plus loin et de réaliser vos projets. Quant à moi, je vais vous accompagner pour vous faire franchir le poste de douane français." En effet, sur le chemin qui mène de Lasbordes à Orion, donc vers Navarrenx, on nous avait installé un groupe d'une demi-douzaine de douaniers, chargés de la surveillance de la zone-frontière en plus d'un poste de gendarmerie, à l'Hôpital d'Orion. Je fis promettre aux deux Français de ne pas se séparer de Martin jusqu'à Toulouse. Puis je souhaitai bonne chance à ces trois garçons. Quelques jours après, une lettre m'apprenait que Joseph Martin avait pu atteindre Marseille, et plus tard il se trouvait à Casablanca. J'en fus très heureux pour lui. Je pourrais raconter ainsi d'autres faits, mais la liste en serait trop longue.
Mais à côté de ces gens modestes, il y a eu des personnes d'autres conditions, des aviateurs qui avaient, par nécessité, sauté en parachute, des résistants en mission, des personnages politiques, etc. Pour tous ceux-là, en général, il existait des réseaux qui les prenaient en charge et, dans la clandestinité, leur assuraient le passage et le transfert vers leur destination, le plus souvent par l'Espagne et Casablanca.
Il y avait aussi des gens fortunés ou à gros risques, des juifs isolés ou en famille. Ces gens-là pouvaient se payer les services d'une personne sûre qui, depuis Paris, par exemple, préparait les itinéraires et leur facilitait au maximum leur transfert en zone libre. Ainsi, un employé de banque, originaire des Pyrénées-Atlantiques, s'était spécialisé dans le passage des personnes juives. Sa soeur habitait notre quartier, c'est ainsi qu'il trouva bon d'amerner chez nous des clients, parfois à la nuit tombée, et il nous demandait de faire l'effort de les recevoir et, dans la mesure du possible, de leur faciliter la suite du parcours.
Je garde encore le souvenir d'un couple. Le mari disait s'appeler Emile Gabaix, mais je n'eus pas de peine à deviner que, sous son nom d'emprunt, se cachait un authentique juif. Il me demanda de lui donner mon adresse, me promettant de revenir me voir un jour. Il m'envoya de ses nouvelles depuis Marseille, puis de Villefavard. Je pense qu'il essayait de fuir des poursuites éventuelles. Et puis je n'ai jamais rien su de lui. Je crains bien qu'il ne lui soit arrivé malheur." [...]
Extrait de La vie à Salies de Béarn sous l'occupation Allemande (1939-1944), Pierre Camougrand, Marrimpouey 1989