L'ouragan de la Pentecôte 1987 :
Lundi 7 juin 1987. L'astre du jour voguant dans le ciel limpide d'un début d'après-midi radieux, j'allai avec Jérome, un ami d'enfance, taquiner le menu fretin sur les berges du Heurèr, plaisant affluent du gave d'Oloron, distant d'environ deux kilomètres de nos habitations. Rien ne laissait filtrer que toutes les ires de l'atmosphère pussent altérer la quiétude de ce jour férié... Pas même le bulletin télévisé d'Alain Gillot Pétré à la mi-journée :
- Dans le sud-ouest, l'après-midi sera resplendissant et de plus en plus chaud. Les premiers orages n'éclateront qu'en soirée.
Comme notre partie de pêche commençait, de rares "castellanus"* préorageux s'ébauchaient et s'effilochaient hâtivement cependant qu'une aimable brise de terre flattait nos échines.
À présent le concours de pêche battait son plein. Nous allions le long du ruisseau. Jérome, plus prompt que moi, ferrait vairon sur vairon. Je me refaisais sur les goujons. Sur le miroir de l'eau, où, à travers le feuillage, le soleil projetait des îlots, des demoiselles dansaient.
Bientôt nous échûmes à la grande cascade du moulin de Labour, passage obligé de toute campagne de pêche sur le Heurèr. Espérant lever quelque truite, je me positionnai sur le pont de pierre qui domine la chute. Jérome s'établit sur un banc de sable au bord de l'eau . Tout à cette activité, nous insistâmes, ferrant qui un vairon, qui un goujon.
Aussi, de longues minutes s'évanouirent avant que nous avisâmes d'une appréciation singulière de la température. En cette fin d'un printemps 1987 particulièrement frais, cette hausse brutale du thermomètre détonnait. Et à vrai dire, lorsque nos yeux, jusque là tenus au menu zozotement du flotteur, se donnèrent un peu de distraction et que nos regards enfin se croisèrent, nous nous dîmes que cette touffeur était assez éprouvante pour nos organismes qui en avaient perdu souvenance.
Ceci nous inquiéta. Très vite d'ailleurs, portant mon regard vers Bayonne, à l'endroit même où l'imposante colline de Burgaronne s'incline et fait allégeance à la vallée du ruisseau, à travers la chênaie du moulin, j'eus la vision très nette et inquiétante d'un fin liseré noir d'encre, sur la ligne d'horizon. Cette formation aérienne linéaire, compacte, ténébreuse, linéaire et massive n'était ni une ligne d'orages s'avançant sur l'océan, encore moins l'ombre portée d'un nuage d'orage sur les régions visitées. D'ailleurs ce n'était aucunement un nuage, juste une étendue informe, irrationnelle, indescriptible, et d'autant plus effrayante qu'irrationnelle et indescriptible... L'empire de l'apocalypse s'étendant sur le monde !
Stupéfié, j'avisai mon acolyte de ces observations et réflexions et, mettant fin à la partie de pêche, à 16h30, nous nous hâtâmes sur le chemin du retour.
Moins d'un quart d'heure plus tard, comme nous apercevions le sommet de la côte de Labour, l'interminable front obscur s'était transporté à toute vitesse dans le ciel et nous surplombait à présent tel la faîte d'une vague immense prête à nous engloutir. Du Pays Basque aux Landes, l'ouest de l'Aquitaine était tout entier comme plongé dans une nuit épaisse et ténébreuse. À l'intérieur de la Gascogne par contre, le ciel soutenait mordicus ses tons de bleu tropical, même si par endroit quelques altocumulus commençaient à dresser leurs tourelles. À cet instant précis la brise de terre cessa de murmurer aux oreilles des arbres.
Dans les derniers mètres de l'ascension nous avisâmes qu'un étrange rideau de brume jaunâtre montait du fond du gave d'Oloron à très grande vitesse. Au grand galop il parcourrait les premiers escarpements de Mina, jetant la pénombre à son passage. Alors je fus pris d'une vive irritation des yeux. M'enquérant de Jérome qui suivait à quelques pas je sus aussitôt qu'il était en proie à la même gêne et aux mêmes questionnements.
Nous n'eûmes pas le temps d'échanger sur nos mal-êtres communs. À 17 heures, l'avènement et la propagation d'un cataclysme braqua nos regards vers la ligne de crête de Mina. Au loin nous vîmes les arbres s'affaler tour à tour comme roseaux penchants, cependant qu'un grondement titanesque sourdait du fond de la vallée du Heurèr. En quelques secondes, les éléments se déchainèrent avec une violence extrême et tout autour de nous prit une tournure insoupçonnée. Dans un vacarme assourdissant les rafales surpuissantes glissaient sur la contrée comme autant d'ondes de choc dévastatrices, abattant de nombreux arbres et en sectionnant d'autres net. Empêchée de tomber lourdement au sol par la seule force du vent, la cime, bien que pesant quelquefois plusieurs centaines de kilogrammes, semblait parfois voler dans les airs, comme un sauteur à ski s'élançant d'un tremplin, avant de se poser presque en kiss-landing dans le creux des côteaux. Ce à quoi tint peut-être notre salut...
Déjà rendue très délicate par les bourrasques latérales, notre avance devint homérique lorsque nous dûmes braver le mur de vent au lieu-dit "Heurtebise". Là, Éole nous malmena, manquant maintes fois de nous emporter ou de nous faire tomber à la renverse et nous mitraillant de grains de sable et de menus gravillons qu'il arrachait à la route, sous les applaudissements nourris des fils électriques et téléphoniques coupés net mais qui tenaient encore à l'horizontale dans les airs.
Soudain, je perçus un cri qui se perdait en murmure dans le vacarme ambiant. Jérome, qui me suivait toujours à quelques pas et qui était plus grand mais aussi beaucoup plus frêle que moi, était sur le point de lâcher prise, terrifié. Utilisant la force du vent, je "volai" à son secours, le saisis par le bras et l'entraînai de l'avant, l'encourageant en lui serinant que nous n'étions plus très loin. Ainsi recroquevillés, bustes inclinés pour offrir moins de prise et mieux fendre la brise, tant bien que mal, nous avançâmes.
Dans la descente du petit chemin de Haüguernes un véhicule en free-lance cadençait au gré du vent au milieu de la chaussée. Pris de panique, le grand-père de Jérome avait abandonné là sa renault cinq devenue incontrôlable et, pedibus, regagné son domicile distant de cent cinquante mètres.
Parvenu à bon port je ne goûtai point le repos du guerrier. Encore me fallut-il souffrir le tribunal familial. Et de fustiger mon inconscience, mon imprudence, mon irréflexion et ma légéreté...
Fort heureusement, le cataclysme, qui ne s'apaisa que tard en soirée, monopolisa bientôt derechef les attentions :
- C'est une tornade, avançait mon grand-père, Pierre Camougrand.
- Je n'ai pas souvenir d'un tel ouragan, ajoutait ma grand-mère, Nancy.
Au fait, qu'en savions-nous, retraits du monde que nous étions, désormais sans téléphone et sans électricité ?
Sur recommandation du paterfamilias*, mission fut confiée à un vieux poste à pile de nous informer. Bientôt nos espoirs furent douchés : ayant stoppé net toute radiocomunication, Éole soufflait en friture sur les ondes. Et maints balayages de la bande FM, ainsi que de longues minutes furent nécessaires, avant que de ce grésillement antédiluvien sourdissent les premières notes de "With or without you" de U2, que je tiens pour un des chefs-d'oeuvre majeurs de la Pop-Rock et qui depuis, éveille immanquablement en moi le souvenir de ce jour épique. Agglutinés autour de la table, suspendus à ce crachotement, alors que dans le bois de Catherine, sous nos yeux ébahis, les robiniers se couchaient à l'horizontale puis se redressaient lestement, comme peignés par une main gigantesque, cois et fébriles, nous guettions la voix qui nous raccorderait à la civilisation.
"France Inter, 17h30, nous vous rappelons qu'un très violent coup de vent balaie en ce moment-même l'ensemble du sud-ouest de la France, de La Rochelle au Pays Basque Espagnol. Des rafales à plus de 150 kilomètres par heure ont été enregistrées jusque dans les terres. Le phénomène atteint actuellement la région Toulousaine où les rafales dépassent encore les 100 kilomètres par heure. Ce soir, la plupart des foyers des régions concernées sont privés d'électricité et de téléphone. Au vu du peu d'informations qui nous parviennent, on dénombre déjà plusieurs victimes et de nombreux disparus. Voilà, toutes les informations dont nous disposons à cette heure. Nous en saurons probablement davantage au journal de 18h..."
...
Le coup de vent du 7 juin 1987 coûta de fait la vie à huit personnes et causa d'innombrables dégats, en tout point comparables à ceux des tempêtes de 1999 et 2009. Ainsi, huit jours s'écoulèrent avant que le quartier Lasbordes recouvrât l'électricité et le téléphone. En outre, surgissant de Bayonne vers 16h45, dès 17h15 le cataclysme rallia Pau où se courrait le Grand Prix automobile. Une tribune adossée à la gare, manqua verser dans le canal du Gave avec ses spectateurs.
Tentative d'explication :
Je dois à la science de dire qu'il ne s'agissait pas d'une tempête classique, comme on peut en connaître d'octobre à avril, mais plutôt la conjonction de deux phénomènes connus mais ce jour-là d'une ampleur exceptionnelle : d'une part et dans un premier temps, le creusement imprévu et extrêmement rapide d'une dépression thermique à l'intérieur des terres, générée par la constitution d'une gigantesque armada de cumulo-nimbus (aspirant l'air chaud près du sol sur toute la côte atlantique) à l'avant de la dégradation orageuse, effectivement prévue pour le soir ; d'autre part et dans un deuxième temps, la rotation brutale des vents à l'ouest-nord-ouest sur le Golfe de Gascogne, selon un phénomène connu dit de "galerne", au passage de la dépression océanique stricto-sensu. L'air maritime, jusque là demeuré plus frais et donc plus massif et plus stable au contact des eaux encore froides du Golfe, s'était alors engouffré avec une violence inouïe dans la dépression thermique à l'intérieur des terres.